Présence des géants

Présence des géants

Certaines choses n’ont de réalité que lorsque nous les ressentons en notre fort intérieur.
Aucun discours, aucun récit, si rationnel, si inspiré soit-il, ne peut prétendre à faire plus qu’effleurer la surface de nos consciences.
Seule une expérience directe peut nous permettre d’appréhender pleinement la nature du Monde.

Paradoxalement, c’est à cette expérience que je dédie cet écrit.

Songe d’un bois

Il était une fois, au fond d’une clairière sombre, une graine tombée d’un arbre.
Elle attendait, patiemment, que vienne son heure.
Entourée de ses parents, de ses frères, de ses cousins, baignée de leur présence, elle sommeillait.

Un jour, à la faveur d’une tempête, le feu du Soleil, à moins que ce ne fut le Feu lui-même, la tira de sa torpeur.
Elle s’éveilla, laissant exploser la vie qui l’habitait.
Protégée par ses pairs, bercée de la douceur du cocon forestier, elle s’élança de toutes ses forces vers les hauteurs.
Ses racines puisèrent dans l’eau du sol l’héritage de ces ancêtres, elle se gorgea de l’air qu’elle respirait à pleins pores. Ses feuilles d’abord frêles s’étoffèrent, formant un bouquet propice à recueillir la force du Soleil.
Déjà, elle s’élevait parmi les siens.

Il y en avait beaucoup.
Bientôt, il y en eut trop, et l’on se trouva à l’étroit. On se serra les coudes.
D’aucun tentèrent des se dégager, s’étirant vers le ciel.
Étendant leurs branches, leurs feuilles couvrant parfois de leur ombre les feuilles des voisins, les contraignant à plus d’effort, à aller plus loin, plus haut. Parfois, plus loin qu’ils ne le pouvaient.
On s’éteignait souvent, dans cette mêlée au calme trompeur.
Dans un silence tranquille, des vies en devenir, porteuses de l’espérance des siècles, s’éteignaient sans un cri.
Nul animosité pourtant. Nul n’en voulait à quiconque.
Simplement, il fallait vivre.

Parfois un des anciens s’abattait, entraînant avec lui sa propre descendance.
Parfois quelque éraflure, infligée par des êtres vivant dans un autre temps, dégénérait en un mortel pourrissement.
D’autre fois encore, on disparaissait sans laisser de trace, en un éclair.
Mais toujours, l’immuable alternance des saisons rythmait l’inéluctable croissance, de retraits automnaux en jaillissements printaniers, de fleurissements en fructifications.
Année après année, anneau après anneau, on grandissait.

Au fur et à mesure, notre graine se fit plus rare; autour d’elle, la concurrence s’était éteinte.
D’un champs de bataille sournois, la clairière était devenue un espace organisé, où les raretés s’équilibraient en contre-mesures subtiles, chacun campant sur des positions acquises de haute lutte.
Et tout ce monde s’achemina tranquillement vers les cîmes.
Certes il y en eut encore qui cédèrent, libérant soudain un espace vite comblé par leurs frères.
A présent, la paix régnait.

On profitait jour après jour des caresses du Soleil, on se délectait de la pluie.
Parfois on percevait au loin un vieux compagnon de route qui, de lassitude, cédait la place à un foisonnement de jeunesse bienvenue.
Et malgré les pestes, et la fureur des flammes, toujours l’équilibre revenait.
Comme une toupie qu’une pichenette bouscule finit invariablement par retrouver sa stoïque danse.
La vie qui peuplait les arbres vibrait et foisonnait à l’unisson.
La Forêt, telle une seule et même âme, fredonnait sa chanson.

Jusqu’à ce qu’un jour, tout bascule.

On sentit d’abord, portés par les vents, les parfums invraisemblables d’une effroyable hécatombe.
On mourrait semble-t-il, par forêts entières.
Les rivières portaient le corps des arbres et l’odeur de leur sang.
Des rivières de sang.

En un éclair, tout changea.

Le lit douillet, qui toujours abritait le renouveau, avait disparu.
La douce chaleur, la tendre et humide pénombre, rien de cela n’existait plus.
Les chères racines de tous ces compagnons de routes n’étaient plus que mortes tentacules.
Les jeunes pousses trouvaient à présent des rudesses que nul n’avait connu.
Un froid parfois mortel, un soleil brûlant les harassait sans cesse. La terre meurtrie ne parvenait plus à retenir les trésors de jadis.
Beaucoup certes réussirent à s’élever, mais sans le compagnonnage des autres peuples du bois, sans la tendre veille des ancêtres, on vivait une existence frustre, et peu productive.
Du foisonnement de jadis, ne restait qu’une monotone étendue couverte des rejetons difformes d’un peuple disparu.

Atlantis bosquée soudain engloutie, la forêt n’était plus.

Big Lonely Doug, frêle géant solitaire, craignant la mort du haut de ses siècles, pleure en silence les splendeurs du passé.

Big Lonely Doug, sapin Douglas de 66 mètres, entouré de son désert arboricole.
A ses pieds, pour l’échelle, la personne en noir mesure 1,87m.
Port Renfrew, Île de Vancouver, Colombie Britannique, Canada

Le plus grand champs de ruines

Quiconque tenterait d’imaginer l’effet que produit la présence d’un arbre d’une telle dimension se trouve quelque peu démuni sans le savoir.

Il y a dans la proximité avec ces mastodontes quelque chose de profondément humiliant. A son contact, on ressent très vite qu’on ne joue vraiment pas dans la même catégorie.
Des centaines de tonnes, soixante-six mètres de haut, trois mètres quatre-vingt dix de diamètre; bien que Big Lonely Doug ne soit que le second plus grand sapin Douglas du Canada, les superlatifs manquent.
On prend la mesure de la différence avec ce que l’on connaît. Ces quelques chênes ou platanes qui peuplent nos villes et nos campagnes, que l’on considérait auparavant comme d’immenses et vénérables vieillards s’en retrouvent outrageusement nanifiés.

Dans le cas de Big Lonely Doug, ce qui m’a vraiment marqué n’est pas l’arbre en lui-même, mais le contexte dans lequel il se trouve.
L’environnement qui lui a donné naissance a très visiblement disparu.
Au pieds du géant s’étend maintenant un espace désertique, couvert des immenses souches des autres arbres abattus, quelques fougères, arbustes et jeunes arbres, et c’est tout.
L’impression de ravage est étouffante.

Surtout après avoir visité Avatar Grove, une parcelle distante de quelques kilomètres, et qui elle aussi abrite quelques-uns de ces géants, mais dans un contexte bien plus préservé.
Là-bas, les arbres s’entremêlent, poussent les uns sur les autres. A tous les étages, sous toutes les formes et de toutes dimensions, la vie foisonne : arbres, arbustes, plantes grimpantes, lichens, insectes, mammifères, champignons, laissent une impression de désordre organisé, de bouillon de culture arboré où la vie foisonne. La diversité est telle, le fouillis si productif que l’œil profane peine à distinguer les choses.
Et, là encore, la comparaison s’impose.
Impossible, après avoir été témoin de l’insolente luxuriance de ces forêts primaires de ne pas repenser avec angoisse à ces dizaines de kilomètres de monoculture arboricole que certains osent appeler une forêt.
D’ailleurs, avec un peu de recul, ces cultures de masse évoquent plus un semis de poireau en agriculture intensive qu’un écosystème à proprement parler.

Le fouillis végétal d’Avatar Grove.
Notez le jeune arbre poussant sur le tronc d’un arbre tombé.
Avatar Grove, Port Renfrew, Île de Vancouver, Colombie Britannique, Canada

Gâchis à tous les étages

Outre l’impact visuel, je déplore que ces forêts disparues à jamais étaient le fruit de millions d’années d’évolution, et de millénaires d’accumulation locale.

Comme on le voit bien dans la photo précédente, ces milieux sont extrêmement riches : ils regorgent de formes de vies uniques dont l’existence n’est possible que dans des conditions bien particulières.
Et une fois les grands arbres abattus et leur matière extraite, c’est toute la cathédrale qui s’effondre.
Des arbres de cette taille n’ont pu voir le jour que parce qu’eux-mêmes ont bénéficié de conditions exceptionnelles; ils ont à leur tour abrité le développement de cycles de vie particuliers etc…
Couper le pied de ces géants, c’est vandaliser une œuvre d’art millénaire, brûler une seconde fois la Grand Bibliothèque, assassiner des vieillards.

Vous me direz que j’exagère, que les arbres ne ressentent rien, que ce ne sont que des plantes, et qu’ils n’ont rien à nous apprendre.

D’abord, ces forêts sont loin de ne contenir que des plantes; elle sont peuplées d’une foultitude d’espèces animales fascinantes et fragiles, dont des ours, loups, cougars, aigles, insectes, et j’en ignore beaucoup.
Elle sont aussi constituées d’un écosystème très riche dont dépend pour les peuples autochtones la possibilité même d’une vie différente de celle imposée par la société qui les a dépossédés. Sans les plantes, plus de médecines naturelles, plus d’abris, de kayaks. Sans le gibier, plus de chasse, etc… Sans nature, plus de Retour à la Nature possible.

Ensuite, de récentes recherches suggèrent que certaines plantes communiquent entre elles [1], véhiculent des messages par voie électrochimique, échangent des nutriments. Ce qui fait que certains n’hésitent plus à considérer les forêts non plus comme de vulgaires agrégats disparates d’espèces variées, mais bien comme une seule et même entité jouissant d’une certaine forme de conscience. Et peut-être même d’une certaine sagesse…
Fantaisie?
Ma réponse est simple : si nous détruisons tout, nous ne le saurons jamais.


Mais alors, me direz-vous, il faut bien qu’on vive. L’Humain est un consommateur, il a besoin de ressources.
Certes. Mais enfin quel piètre choix !
Aller abattre ces merveilles pour quelques dollars de l’heure revient à revendre (très) au rabais ses bijoux de familles… et ceux des voisins aussi.
Vil recel.

Même s’il semble que l’industrie agroforestière au Canada veuille prendre un tour de plus en plus soutenable, on est encore loin du compte. [voir le site du gouvernement du Canada] [2]
En ce moment-même, des forêts primaires font encore l’objet d’extractions de morceaux (mal) choisis, au moyen d’hélicoptères notamment. Et malgré le fait que certaines zones identifiées comme précieuses soient à présent protégées, encore faut-il qu’elles le soient avant que les tronçonneuses ne les trouvent. J’ai appris d’une jeune ex-ingénieure en exploitation forestière (reconvertie) que les compagnies forestières n’appliquent que rarement les plans d’exploitation soutenables qu’elles établissent elles-même et qui ne sont pratiquement jamais contrôlées.
Personnellement, je ne voudrais pour rien au monde me trouver dans les baskets du type qui devra expliquer à ces petit-enfants que c’est lui qui a tombé le dernier cèdre rouge millénaire « parce qu’il fallait changer d’iPhone ».
Et enrichir un peu plus une poignée d’actionnaires.

Paysage typique de l’exploitation forestière sur l’Île de Vancouver. On distingue nettement un parcelle ayant été exploitée à gauche, puis en arrière plan une autre ayant déjà été replantée.
Photo prise quelques dizaines de kilomètres au nord de Port Renfrew, Île de Vancouver, Colombie Britannique, Canada

Perte de repères

Mais au delà de la perte sèche que représente la disparition de ces écosystèmes, ce qui m’effraie le plus est le rétrécissement de nos imaginaires.
L’image même de ce que peut et devrait être la Nature se trouve progressivement altérée au fil des générations, du fait d’une plus ou moins lente dégradation.
C’est ce que l’on appelle le syndrome du décalage de référentiel [3] (en anglais « sliding baseline syndrome »).
Le principe est simple : nos parents étaient habitués à un certain environnement, avec lequel ils ont appris à vivre. Au cours de leur existence, ils ont certes vu cet environnement s’appauvrir, mais de manière acceptable. De la même manière, nous avons vu les choses changer, bien que pour nous il ne s’agisse que de changements mineurs. Mais au total, la perte sur plusieurs génération est effroyable, et nos enfants commencent leur existence avec un environnement très dégradé comparé à ce qui s’offrait à nos grand-parents.
A titre d’exemple [4], souvenez-vous (pour les plus de vingt-cinq ans) de quand nous étions gamins et que nous partions en vacances. Le pare-brise de la voiture était tellement maculé d’insectes morts qu’il fallait impérativement le nettoyer en cours de route.
De nos jours, on y trouvera à peine quelques tâches en parcourant plusieurs centaines de kilomètres.
Et nos enfants, eux, trouveront cette situation normale.
Peut-être toléreront-ils que la situation se dégrade un peu plus encore.
S’ils en ont le luxe.

Jalons intemporels

C’est là que rentrent en jeu nos arbres millénaires, et les forêts qui les abritent.
Car ces trésors, de par leur simple gigantisme, nous frappent de manière éminemment intuitive, je dirais même charnelle : ils nous rappellent malgré nous la magie du Monde tel qu’il a été, nous jettent à la face l’ampleur de notre avidité destructrice et nous renseignent sur notre trop commune capacité d’aveuglement.
Inestimables jalons des gloires du passé, ils devraient fixer un point à atteindre, nous inspirer l’ambition d’un futur meilleur pour nos descendants que ce que nous-même avons connu, et servir, entre-temps, de monuments en mémoire des errements du passé.

Puissiez-vous faire la rencontre de ces vénérables vieillards dans leurs cathédrales de verdure. Puissiez-vous sentir au plus profond l’incommensurable beauté du Monde.
Puissiez-vous, à jamais, voir en tous temps et en toute chose une part de la présence des Géants.

Sources, notes et lectures complémentaires :

En français :
[2] https://www.rncan.gc.ca/forets/canada/lois/17498
[3] http://www.imagine-magazine.com/lire/spip.php?article2251
[4] https://www.marianne.net/societe/disparition-des-insectes-une-catastrophe-silencieuse

En anglais :
[1] :http://www.bbc.com/earth/story/20141111-plants-have-a-hidden-internet

L’histoire de la découverte et la sauvegarde de Big Lonely Doug en 2011 :
https://thewalrus.ca/big-lonely-doug/

En musique :
Natural Beauty, Harvest Moon, Neil Young, 1992. https://www.youtube.com/watch?v=GqQlt9K4g6I

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